Dans ce moment où nous nous séparons d’Anne , je voudrais simplement dire l’incroyable vitalité intellectuelle qui était la sienne. C’était au point où je pensais qu’elle ne se laisserait pas surprendre par la mort. Anne Ubersfeld aimait passionnément le théâtre dans ce qu’il avait de présent, d’effectif et c’est la force de cette présence qui a marqué l’ensemble de ses recherches. C’est la raison pour laquelle pas un de ses livres, pas un de ses articles n’a le goût fade de ces navets bouillis que nous lisons souvent dans les revues universitaires et qu’il nous arrive donc parfois d’écrire. Pas un texte où l’on ne sente la force affirmative d’une thèse, d’une prise de position. C’est la raison aussi pour laquelle elle refusait une forme de spécialisation : la diversité de ses articles et de ses livres le prouve. Hugolienne, oui, mais aussi agitée par Molière, par Corneille, Racine, Claudel, Koltès. Son article sur la Double inconstance, sa préface décoiffante au Mariage de Figaro restent des références essentielles pour nos étudiants.
Elle s’emparait d’un champ de recherches et y opérait à la façon d’un Blitzkrieg, le zébrait d’une intervention qui changeait la donne. Parfois la force était celle d’un rapprochement poétique. Elle seule savait entendre chez Arlequin s’adressant au prince la parabole biblique de la Brebis du pauvre, celle dont Nathan écrase le roi David. Parfois, c’est un titre : Le Mariage de Figaro, « Un balcon sur la Terreur ». Tout est dit alors dans une métaphore. Sa pensée avait la force de cette figure qu’elle préférait à toutes, l’oxymore. Lors d’une causerie sur la poésie de Racine, dans un séminaire de la Sorbonne, il a cinq ans, Elle trouvait encore la force rhétorique de taper sur la table et de susciter un orage d’applaudissements chez les jeunes étudiants. C’est que la force rhétorique n’était rien chez elle sans la vie de la pensée. D’instinct, elle allait au vif du combat. D’instinct, elle savait que le théâtre vivait là, que c’était là sa force vive contre le confort aliénant des media. Que la poésie du théâtre, au théâtre, constituait la langue qu’on pouvait opposer à la langue molle de la télévision.
Le théâtre lui-même, alors même qu’on attribue parfois à Anne Ubersfeld l’invention de la « théâtrologie », elle ne l’abordait pas en « spécialiste ». L’intéressaient aussi l’opéra, la peinture, la musique, les paysages, la cuisine, les chats , le Japon, l’Afrique du Sud, la littérature allemande. Elle considérait comme essentielle cette ouverture sur le monde. La pensée, pour elle, ce n’était donc rien d’abstrait. C’était aussi un engagement des sens, de la passion, du corps. Elle aimait les acteurs non parce qu’ils seraient des sur-marionnettes mais parce qu’ils sont des artistes à l’œuvre. C’est bien pourquoi sa sémiologie du théâtre est vite devenue une sémiologie de la représentation. C’est aussi pourquoi elle a encore rajouté à son « lire le théâtre » un volume sur le dialogue tout entier marqué par la prise en compte des actes effectués par le langage sur la scène. Car ce qui l’intéressait dans la langue c’était cela, l’incarnation, sans aucune connotation mystique du mot.
Elle était professeur, chercheur, mais au-delà et avant tout une intellectuelle au sens que ce mot a eu en France. L’aventure de la Résistance, l’engagement communiste exprimaient cette dimension essentielle de sa personne. Avec les communistes, elle a combattu. Avec nous elle s’est trompée. Elle s’est séparée du parti communiste sans drame et sans hésitation mais sans reniement et sans remords au moment d’un ultime virage stalinien de la fin des années 70. Elle n’a jamais aliéné sa liberté de parole et de pensée : elle était reconnaissante à la Russie, aux Russes des sacrifices épouvantables qu’ils ont faits pendant la guerre mais elle n’avait guère d’illusions en ce qui concerne l’URSS. Elle n’a été invitée par les universités russes qu’au moment de la perestroïka, en 1990. Anne Ubersfeld prenait des risques. Elle ne savait pas, ne voulait pas s’abstenir. Cela allait avec sa générosité. Celle de sa pensée, celle de son cœur, celle de sa conversation, celle de sa table toujours ouverte. Elle avait avec François un compagnon qui partageait son regard sur les centaines de spectacles qu’elle allait voir, qui les mitraillait de photos. Il partagera l’affection que nous essayons de dire aujourd’hui à Anne qui nous a quittés.
Pierre FRANTZ
lu au cimetière du Père Lachaise, 3 novembre 2010